Jardins des émaux

Année : Septembre 2022

Commanditaire : Art & Jardins – Hauts de France

Mission : Concours conception jardin

Avec : Virginie Alexe, urbaniste



Notre mémoire est dans le sol, notre avenir aussi.

Marc-André Selosse, biologiste français

LE SOL, MÉMOIRE VIVANTE

Soufflées. C’est l’effet que nous procurent les premières images du site. Les vallonnements de la parcelle nous projettent d’emblée dans une scène de guerre. Les cratères sont les vestiges de cette guerre de mines et de sapes si caractéristique de La Fontanelle. À l’instar des milieux lourdement meurtris lors de la Première Guerre mondiale, renfermant sous terre explosifs, métaux, barbelés, le site est classé Zone rouge. Aujourd’hui, il est encore empreint des traces des combats qui transforment le paysage d’une esthétique imprégnée par le conflit.

Nous voulons donner une voix à ce paysage artificiel. Creusés pour atteindre l’ennemi, ou ignorés au détriment des espaces publics du vivre ensemble et des édifices patrimoniaux souvent détruits en premier, les sols ne sont jamais épargnés lors des conflits armés. Impactés eux aussi, ils gardent tout en mémoire, jusqu’aux corps tombés pour la paix. Notre histoire y est inscrite.

L’analogie entre le traitement des sols en temps de guerre et celui que nous leur réservons aujourd’hui est criante. Alors que nos vies en dépendent, nous n’en prenons pas soin. Nous y enfouissons des déchets qui polluent durablement les sols (déchets radioactifs, pollution métallique, amiante, etc.) et nous les aspergeons de produits phytosanitaires. Les sols sont en train de disparaître à cause des activités humaines. Et malheureusement, ils ne sont pas renouvelables à l’échelle humaine. Il faut entre 100 à 10 000 ans pour fabriquer un sol. Ils font donc partie de notre héritage commun. Que faisons-nous des sols dont nous héritons, et quels sols souhaitons-nous transmettre à notre tour ?

Le jardin que nous dessinons célèbre le sol, et en creux, la vie. Le sol est plein de vies et de manières de vivre. Il renferme jusqu’à 75% de la masse vivante sur terre. Nous posons notre regard sur lui et écoutons sa voix pour connaître sa fragilité et son incroyable résilience. Il nous raconte comment, quand tout semble cassé, il est encore possible d’inventer et de créer.


« La catastrophe écologique est une crise de la
sensibilité, c’est parce qu’il ne nous parle pas qu’on
peut, qu’on laisse, maltraiter le vivant.
Parce que la terre s’est tue, il y a une mémoire à
retrouver, une parole, un dialogue. »

David Abram, philosophe et écologiste américain

LE JARDIN, UN DIALOGUE SCÉNOGRAPHIÉ

Le jardin met en récit ces empreintes de guerre pour donner à voir ce socle qui est support de vie. En s’appuyant sur ces formes, le sol devient visible. Nous l’appréhendons comme une sculpture. Les cratères deviennent ainsi des objets à part entière dans le jardin. Nous préservons leur aspect enherbé. C’est en intervenant autour que nous les révélons. Ces cicatrices dans le paysage matérialisent le lien entre le passé et notre avenir. Elles évoquent à la fois le souvenir d’une blessure et surtout, l’espoir d’une réparation.

Inspiré des maux du site et dans la tentative d’initier un dialogue avec ce socle, nous créons un alphabet imagé qui s’appuie sur une typologie de formes pour composer le plan du jardin.
Le « C ». Cette courbe fait référence au profil creusé des tranchées et à la marque laissée par la suture d’une plaie. Elle rappelle également les courbes de niveau des collines vosgiennes et la forme du ver de terre.

Le « I ». Rectiligne, ce trait évoque la ligne de front, les frontières qui séparent, la rencontre des contrastes : la guerre et la paix, la mort et la vie, le sombre et la lumière, le sol et l’air, le visible et l’invisible… À l’horizontal, la ligne suggère aussi l’horizon dans le paysage et ceux du sol.

Le « O ». Le rond, c’est l’empreinte des sapes effondrées. C’est aussi l’aspect du grès feldspathique observé au microscope. C’est la graine et la roche.

Le jardin est structuré par une allée centrale qui ouvre la perspective depuis le mémorial jusqu’au grand paysage — vers un horizon de paix. Travaillée par des artisans locaux, l’allée est réalisée en grès des Vosges. Son profil global présente une ondulation. Au niveau du sol, elle épouse la topographie du site, mais à deux ou trois reprises elle donne l’impression de sortir de terre. Elle se transforme ainsi au fil de la promenade en espace de jeu pour enfants, et offre des assises pour s’arrêter. À ces emplacements, un revêtement de graviers de grès rose des Vosges matérialise les espaces dédiés à la rencontre ou au repos. Cette circulation devient un événement dans le jardin tout au long de l’année.

© Torontogarden.com

Depuis l’axe central, des cheminements secondaires droits ou plus sinueux permettent de déambuler à travers les massifs plantés pour s’approcher des empreintes laissées par la guerre. Les allées droites sont elles aussi réalisées en grès rose des Vosges. Les pavements offrent un motif original : les pierres sont posées à plat et sur la tranche. Cette alternance crée un motif qui rappelle la structure du grès feldspathique, roche caractéristique de la région de Saint-Dié-des-Vosges. Les allées courbes, elles, s’intègrent dans la végétation grâce à un revêtement de graviers de grès rose des Vosges, le même que celui des espaces de repos et de convivialité qu’elles desservent. La circulation des visiteurs est ainsi orientée de façon à limiter les piétinements des espaces plantés et enherbés.


(…) Re-médiation, autrement dit l’invention d’un
nouveau récit qui va permettre à un sol qui n’aurait plus
d’usage possible —donc de destin— de s’inscrire à
nouveau dans l’histoire des hommes.

Jean-Sébastien Poncet, designer français

GÉNIE VÉGÉTAL : DU MÉTAL À L’ÉMAIL

Les massifs soulignent les vallonnements artificiels du site. Densément plantés, ils participent à créer un écosystème résilient riche de sa diversité et de sa complexité, en favorisant une certaine frugalité, afin de faire face au mieux aux incertitudes que représentent les changements climatiques, les pollutions, la sécheresse, etc. Ces massifs sont composés de plantes majoritairement vivaces, qui s’épanouissent parmi les bouleaux, érables, hêtres, chênes, frênes, charmes déjà présents. La densité des plantations diminue progressivement sur les abords du jardin qui, in fine, s’estompe dans le paysage.

La palette végétale est un mélange d’essences vivaces qui, chacune à leur manière, raconte une histoire particulière de ce site meurtri. Elle célèbre le génie végétal et l’incroyable capacité des sols à se régénérer, à se revivifier. Une première sélection de plantes locales composent les massifs. Elles sont les représentantes du contexte géographique, climatique et pédologique de La Fontenelle. Celles-ci côtoient la polémoflore qui, elle, témoigne du passage de la guerre sur ce site. Ce sont des espèces étrangères qui ont été introduites par les soldats. Certaines ont été amenées volontairement ou pas sous la forme de semences, d’autres ont été rapportées par le fourrage des chevaux, d’autres encore ont été plantées pour subvenir aux besoins alimentaires ou être utilisées pour leurs propriétés médicinales. Aux plantes endémiques et à la polémoflore, s’associent des plantes métallophytes. Ce sont des plantes qui apprécient les sols riches en métaux lourds. On imagine qu’elles auraient pu s’installer naturellement sur ce site. On les appelle aussi les phytoaccumulatrices ou phytostabilisatrices car elles absorbent les polluants métalliques.

Touche finale. Des pièces de céramique émaillées sont insérées entre les pierres des allées pour une promenade surprenante, ludique et esthétique. Elles font référence au procédé qui consiste à extraire les métaux lourds accumulés par les plantes, et à les transformer pour la création d’objets biosourcés. À ce titre, Claude Grison, chercheuse au CNRS et entrepreneuse, a reçu le prix de l’inventeur européen 2022 pour l’invention d’un filtre végétal utilisé pour dépolluer les sols et de catalyseurs pour l’industrie pharmaceutique et cosmétique. Ce procédé est aussi utilisé à des fins artistiques. Inspirées des créations potières de la designeuse Anne Fischer à partir des métaux captés par les plantes, nous souhaitons faire appel à des céramistes locaux pour l’installation de ces pièces artisanales dans le jardin. Nous utilisons les émaux pour magnifier la co-création humaine et végétale rendue possible par un dialogue retrouvé, et souligner la puissance de réinvention du vivant à partir des cendres du passé.

© texte de Virginie Alexe

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